A l’entrée du village de Séréodé, dans le nord-est de la Côte d’Ivoire, un tronc d’arbre a été posé en travers de la route. Au camion et à la jeep qui s’approchent, une poignée de jeunes hommes indiquent par des gestes qu’il n’y aura pas de passage ce matin-là. Du moins « pas tant que les promesses faites ne seront honorées », précise le plus âgé d’entre eux, Anderson Kouassi, 45 ans. En cause, la poussière qui se soulève de cette piste couleur pourpre dès qu’un véhicule l’emprunte. Un nuage de particules qui envahit les poumons et rougit les yeux, les habits et la peau.
Président des jeunes du village, Anderson Kouassi exige que « ceux à qui profite la route s’en occupent ». Deux heures plus tard, un camion-citerne arrose la voie pour tasser la poussière. La jeep et le camion peuvent poursuivre leur chemin jusqu’à leur destination : le site abritant la mine de manganèse et l’usine d’enrichissement du minerai à l’origine de tous les conflits depuis plus de dix ans ce petit coin de la Côte d’Ivoire situé à une vingtaine de kilomètres de la frontière avec le Ghana.
Aujourd’hui, les villageois ont obtenu gain de cause. Mais « c’est rarement le cas », précise le meneur de la fronde : « D’habitude, soit on nous ignore, soit on nous envoie la gendarmerie. » Bloquer la route pour une histoire de poussière, cela peut sembler démesuré. Mais depuis quelques mois, avec les travaux d’extension de l’usine, les passages répétés de gros camions acheminant des pièces d’usinage à l’aller et du manganèse au retour provoquent de véritables tornades rouges. Les habitants se plaignent de toux « qui ne finissent pas » et d’une kyrielle d’autres désagréments.
« On aurait dû s’associer à la plainte de nos frères du village de Similimi, conclut Anderson Kouassi. Nous sommes en train de souffrir comme eux ont souffert toutes ces années. »
« Des montagnes de pierre noire »
En janvier, treize habitants et le chef de Similimi, village situé à 2 km à peine de Séréodé, ont en effet déposé une plainte devant la cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) contre l’Etat ivoirien. Ils l’accusent d’être « responsable des violations des droits de l’homme commises à leur encontre » et d’avoir « failli à les protéger des violations des droits de l’homme commises par des tiers dans le cadre des opérations de la société minière Bondoukou Manganèse SA (BMSA) ». Une démarche inédite en Côte d’Ivoire.
Le collectif de plaignants de Similimi reproche aux autorités ivoiriennes leur « négligence » et de n’avoir rien fait contre « l’accaparement des terres » dont l’entreprise minière indienne BMSA serait responsable. Entre cette dernière et le village règne aujourd’hui un climat de guerre froide, sans affrontement direct, mais rythmé par les procédures judiciaires.
Pourtant, tout avait plutôt bien commencé. De l’aveu même des habitants de Similimi, ce sont eux qui, au mitan des années 2000, avaient « montré aux ingénieurs indiens les montagnes de pierre noire » entourant leur village. Ils ne savaient pas encore qu’il s’agissait de manganèse, un minerai stratégique (quatrième métal le plus utilisé dans le monde) qui sert notamment à fabriquer de l’acier et des composants pour l’industrie chimique.
Dans la foulée, en 2006, la société Taurian, ancêtre de BMSA, se voit octroyer un permis d’exploration dans des « conditions opaques », affirme Hyacinthe Kouassi, un expert du secteur minier ivoirien régulièrement consulté par les bailleurs de fonds internationaux.
Très vite, l’exploration prend des allures d’exploitation. « Leur permis leur donnait le droit d’extraire 50 000 tonnes pour mener des études, or ils ont prélevé près de 200 000 tonnes », rapporte Hyacinthe Kouassi sur la base de témoignages recueillis à l’époque. La période de prospection donnant droit à des exonérations fiscales, ce procédé est une astuce – illégale – bien connue dans le secteur minier.
Des abus, l’entreprise en serait coutumière. En 2010, alors que l’étude d’impact environnemental et social n’a pas été validée par les autorités ivoiriennes, elle commence à extraire le manganèse. Pis, rappelle l’expert, l’étude « ignorait les villages qui figuraient dans le périmètre du site concerné ». Comme Similimi, qui se trouve pourtant à moins de 100 mètres d’un des sites exploités. Contactée à plusieurs reprises, BMSA n’a jamais répondu aux demandes du Monde Afrique.
« Nos plantations ont été détruites »
Contrairement à d’autres minerais, l’extraction du manganèse se fait dans la roche des collines et des montagnes, et non dans les entrailles de la terre. Les mines d’exploitation couvrent une surface importante et les environs de Similimi offrent un paysage lunaire. Sur les collines poussaient autrefois des anacardiers, des orangers, des avocatiers, on y cultivait de l’igname, du café et du cacao. Aujourd’hui, elles sont devenues des caveaux à ciel ouvert. « Toutes nos plantations ont été détruites, il ne nous reste presque plus rien pour manger », explique Gérard Kouma, l’un des plaignants.
Comme à peu près toutes les personnes rencontrées dans ce village de près de 600 habitants, Gérard Kouma dénonce la façon dont l’entreprise a dédommagé sa famille. Si un barème d’indemnisation est prévu par le code minier, les modalités ont été peu respectées. Selon les villageois, ici non plus l’Etat n’a pas joué son rôle protecteur. « Les indemnisations se sont faites à la préfecture, mais nous n’avons reçu aucun document attestant des paiements et les agents ont prélevé 10 % de commission sur des sommes dérisoires », accuse Gérard Kouma.
Le calcul des indemnités « s’est fait au doigt mouillé », affirme Michel Yoboué, du Groupe de recherche et de plaidoyer sur les industries extractives (GRPIE), une ONG de défense des droits des communautés minières ivoiriennes qui accompagne les habitants dans la procédure judiciaire. Il poursuit : « L’entreprise et certaines agences de l’Etat ont profité du flou foncier qui règne dans le pays, ainsi que de la naïveté de certains planteurs, pour s’accaparer leurs terres à peu de frais. » Aujourd’hui, les plaignants demandent à l’Etat de les indemniser pour l’ensemble des préjudices subis à hauteur de 12 milliards de francs CFA (environ 18,3 millions d’euros).
Les accusations de corruption sont confirmées par un haut responsable de l’administration locale, sous le couvert de l’anonymat. Ce dernier reconnaît qu’il y a eu « des brebis galeuses » chez les fonctionnaires, avec « des complicités à tous les niveaux », et s’interroge sur les conditions du renouvellement du permis d’exploitation de BMSA, en 2018, alors que tous « ces problèmes étaient déjà bien connus ». Mais selon lui, l’arrivée d’une nouvelle équipe à la préfecture de Bondoukou marque un tournant, car « la nouvelle administration s’est saisie à bras-le-corps de ce dossier catastrophique où une entreprise ne joue pas franc-jeu ».
Un revirement qui intervient trop tard, selon les habitants. « La mine aurait dû nous donner la richesse, elle nous a apporté la misère », résume Gérard Kouma. Le chef du village, Adou Kouamé, raconte par le menu les nuisances qui rythment leur quotidien : explosions à la dynamite, éboulements de cailloux aux abords de la mine, sources d’eau polluées, terres stériles, plantations dégradées par la poussière… Le « petit paradis » dans lequel il a grandi n’est plus.
Sa plus grande détresse ? Que les « gens de la mine » aient détruit les forêts et collines sacrées – des lieux de culte et d’adoration – autour de Similimi. « Ils ont tué notre fétiche, notre génie protecteur, et aujourd’hui il n’y a plus de communion entre nous et les ancêtres », explique le chef, qui y voit la cause principale de la baisse de la production vivrière. Estimant que ces destructions ont « diminué [son] autorité auprès des populations », il ressent aujourd’hui une « grande colère » contre l’Etat.
Le précédent guinéen de Zogota
L’entreprise, elle, fait la sourde oreille. Quelques villageois ont bien été recrutés en intérim, ces dernières années, pour travailler comme manutentionnaires sur le site de la mine, mais elle n’a rien financé, construit ou réparé en plus de dix ans dans un bourg qui n’a ni électricité, ni eau potable. Certains l’accusent aussi d’avoir cherché à miner la cohésion villageoise. « Ils m’ont proposé à plusieurs reprises de l’argent, que j’ai refusé. Et après ça, ils ont répandu la rumeur, y compris auprès de mon père, que j’avais touché 5 millions de francs CFA », confie Michel Kra Kouman, plaignant lui aussi.
Les habitants de Similimi exigent aujourd’hui d’être « indemnisés » et « relocalisés ». Pourtant, « cela risque d’être très dur de partir », quand bien même « le village n’est plus ce qu’il était », se lamente Michel Kra Kouman. D’autres réclament que ce soit d’abord l’entreprise qui s’en aille. Une revendication partagée par les villages environnants, comme celui de Séréodé. En attendant, certains s’interrogent sur le choix d’avoir porté plainte contre l’Etat. « La cour de la Cédéao n’est pas compétente pour traiter une plainte contre une entreprise, justifie Michel Yoboué. Et on ne sait pas ce que ça aurait donné dans un tribunal de notre pays. »
Ce militant aguerri, qui par le passé a coordonné des campagnes « Publiez ce que vous payez » à destination des industries extractives, connaît la « résonance » que peut avoir ce genre d’affaire « quand elle est portée à l’international ». Il a en tête le précédent de la mine de fer de Zogota, en Guinée. Après une plainte déposée par les villageois, la cour de justice de la Cédéao avait condamné l’Etat, en 2018, à verser 4,56 milliards de francs guinéens (environ 430 000 euros à l’époque) en réparation des meurtres et violences perpétrés contre les communautés qui manifestaient. Une affaire qu’on aime se raconter à Similimi pour faire naître un peu d’espoir.